L’homme semence
Violette Ailhaud
En 1852, Violette Ailhaud est en âge de se marier quand son village des Basses-Alpes est brutalement privé de tous ses hommes par la répression qui suit le soulèvement républicain de décembre 1851. Deux ans passent dans un isolement total.
Entre femmes, serment est fait que si un homme vient, il sera leur mari commun, afin que la vie continue dans le ventre de chacune.
« Ca vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, en un long clin d’œil, le brillant de l’eau entre les iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides, de femmes sans mari, se sont mis à résonner
d’une façon qui ne trompe pas. Nos bras fatigués s’arrêtent tous ensemble d’amonteiller le foin. Nous nous regardons et chacune se souvient du serment. Nos mains s’empoignent et nos doigts se serrent à en craquer les jointures : notre rêve est en marche, glaçant d’effroi et brûlant de désir. »
Postface de l’historien Jean-Marie Guillon de l’université de
Provence, membre de l’association 1851.
Entretien avec Marine Francen
Réalisatrice
Quel est le point de départ de votre film ?
À l’origine du « Semeur », il y a la rencontre avec un texte : « L’homme semence » de Violette Ailhaud. C’est un court récit énigmatique dans lequel l’auteur, institutrice, raconte à la première personne un épisode de la vie de son village. J’ai eu un énorme coup de coeur pour ce livre, j’ai donc immédiatement contacté l’éditeur.
Qu’est-ce qui vous touchait particulièrement dans ce texte ?
Ce livre m’a séduit autant par sa thématique que par sa force poétique. Ça a très vite suscité chez moi l’envie de lui trouver une forme cinématographique.
Le récit ressemble davantage à un long poème en prose qu’à une nouvelle. Il fonctionne par évocations. Il y avait donc tout à construire, je me sentais très libre. C’est cela aussi qui m’a plu.
Je trouvais ce texte d’une grande justesse et d’une grande force sur le désir féminin. Au-delà du contexte historique, il raconte ce que c’est qu’être une femme une fois qu’on a évacué les références sociales, la culture ou la nationalité… Une fois qu’on a effeuillé tout ce qui peut habiller une femme, en quelque sorte !
Comment avez-vous abordé le contexte historique de l’histoire ?
Je ne me suis pas imposée une précision historique absolue, mais j’ai été passionnée par ce contexte. Je le trouvais très riche, méconnu et tout à fait d’actualité. Ce que raconte Violette Ailhaud, c’est la défense de la liberté sous toutes ses formes.
Cette thématique n’a ni frontière, ni époque et je voulais aussi retranscrire cette contemporanéité.
Cette histoire entretient des résonances fortes avec le climat actuel, notamment cette résistance de gens simples, qui se sont mis en danger pour défendre les valeurs de la République, encore neuves à cette époque-là. Ce que défendent ces femmes, c’est d’abord leur liberté : de penser, d’exister, de défendre des convictions qui prennent corps dans leur chair.
La lutte qu’elles mènent est le prolongement du combat mené par leurs hommes au moment du Coup d’État. Mais leur résistance à elles passe par la nécessité quasi animale, d’aimer et d’enfanter, pour continuer à croire en l’avenir et transmettre leurs valeurs.
Le manque des hommes est avant tout exprimé au niveau de la sexualité et du désir.
L’absence des hommes dure et au fil des mois fragilise la survie psychique et physique des personnages. Pour lutter contre la mort qui rôde, celle probable de leur mari ou de leurs fils, et aussi la mort de leur village, les femmes laissent parler leur instinct. Comme des animaux. La pulsion de vie prend le dessus. Et je crois que c’est la force immense des femmes, de porter cet instinct primaire qui guide nos vies, beaucoup plus qu’on ne le croit. J’ai grandi à la campagne, je me sentais à l’aise avec ces personnages de femmes. J’aime leur pudeur, et par moments, leur crudité qui surprend. Dans toutes les sociétés, qu’elles soient occidentales ou orientales, je pense que les femmes ont une liberté de parole, entre elles, beaucoup plus grande que les hommes. J’avais envie que le film la restitue.
Je tenais à ce que le scénario soit tendu du début à la fin. Tendu par le manque d’homme, la peur, l’inconnu. Et que cette tension soit relayée dans la mise en scène par des regards, des corps débordants de désir… Mon envie de cinéma est centrée sur la manière d’exprimer les sensations sans les mots. C’est pour cela que cette histoire m’intéressait. Ce que vivent ces femmes est très corporel. Qu’est-ce qui se passe dans le corps, qui à un moment peut dépasser ce qu’on arrive à comprendre dans sa tête ?
Vous filmez une situation transgressive sans jamais être provocante…
Je voulais que l’on sente la tension, le manque et le désir mais je ne voulais pas du cliché « femmes qui se crêpent le chignon pour un homme ». Le besoin et le désir sexuels peuvent être très puissants mais ce n’est ni sale, ni négatif, juste une pulsion de vie. L’enjeu était de montrer tout ce qui peut être ressenti dans une telle situation, sans porter de jugement moral.
Au-delà de l’étrangeté et du côté transgressif de ce pacte, chacune des femmes arrive à trouver sa place car elle respecte le droit des autres à avoir besoin de sexualité. Et pour certaines à être mères. Je voulais raconter ces différents étages de compréhension et d’acceptation de ce nouveau code de vie. La scène où elles approchent toutes ensemble, avec leurs brebis et Jean au milieu, est pour moi emblématique de cette vie possible qu’elles ont réussi à construire, malgré cette situation qui peut paraître complètement intenable. Elles prouvent que ça peut tenir. Peut-être pas des années, mais dans un moment de survie, oui. Beaucoup de tabous peuvent être dépassés à partir du moment où ils s’inscrivent dans une nécessité.
L’éclosion d’un sentiment envers Jean fait naître un dilemme chez Violette : être fidèle à son amour ou au pacte passé avec les autres femmes.
L’arrivée du sentiment amoureux est justement ce qui est beau dans cette histoire. Violette a passé ce pacte avec les autres femmes, elle comprend leur manque. Mais devoir partager Jean devient d’une violence inouïe. Quant aux autres femmes, malgré la jalousie, toutes respectent leur histoire d’amour.
Je trouve aussi magnifique que ces femmes, qui ont pu coucher avec cet inconnu, sont toujours éperdues d’amour quand leur mari revient. Ce n’est pas parce qu’elles ont éprouvé du manque et du désespoir qu’elles n’aiment plus leur mari.
On sait peu de choses sur Jean.
Je tenais à lui garder un aspect fantasmagorique, qu’on ne sache jamais vraiment qui il est. Ces femmes le rêvent et à un moment, le rêve devient réalité. Jean surgit. Cette confrontation avec la réalité est forcément beaucoup plus complexe que ce qu’elles avaient imaginé. Qu’a-t-il vraiment fait ? Pourquoi est-il là, pourquoi reste-t-il ? Parce qu’il en a vraiment envie ou parce qu’il se cache ? Est-il un salaud ? Je trouvais bien de lui garder cette opacité, tout en montrant que lui aussi rencontre l’amour sans s’y attendre. Et que contrairement au cliché de l’homme en pamoison au milieu de toutes ces femmes, c’est loin d’être évident pour lui aussi… D’ailleurs Alban Lenoir en a fait lui-même l’expérience sur le tournage.
L’amour de la lecture est un point de rencontre crucial entre Violette et Jean.
Au-delà de l’attirance purement physique, c’est effectivement la rencontre de deux sensibilités. Les livres et la lecture, c’est ce qui fait aussi que Violette est singulière dans le village, qu’elle arrive à tisser un lien particulier avec Jean. La lecture est porteuse d’un double enjeu : l’enjeu de résistance républicaine de transmettre le savoir aux enfants, et l’enjeu amoureux.
Où a été tourné le film ?
Dans le nord des Cévennes. Je cherchais un lieu qui exprime l’immensité, afin de partager avec ces femmes le sentiment qu’elles sont perdues au milieu de nulle part. Il fallait aussi un village où il ne faudrait pas tout reconstruire. Quand j’ai découvert ce coin des Cévennes, le paysage brut et austère m’a paru parfait pour raconter la peur et l’isolement. Et ce village, accroché au bord d’un précipice, incarne exactement la situation des femmes.
Quelles envies d’image aviez-vous ?
Je voulais que l’image soit belle et forte mais pas carte postale. Le choix de la caméra à l’épaule, près des corps, et le cadre en 4/3 m’ont aidée à sortir de certains écueils. J’étais obsédée par l’idée de ne pas tomber dans l’illustration, de toujours rester sur ce que ressentent ces femmes, de l’intérieur.